Je me tiens face au lac, les montagnes en face sont perdues dans la brume le matin puis deviennent de plus en plus nettes au fur et à mesure de la journée. Je pourrais vous citer leurs noms, un par un mais ça n’intéresse personne, cet étalage de savoir géographique. Une montagne, c’est une montagne, non ? À mes pieds en fer forgé, quelques marches permettent une entrée progressive dans l’eau, glacée en cette saison. Les seuls à en profiter en ce moment sont les palmipèdes locaux. Je suis situé sur une petite avancée arrondie qui dessine, sur la rive, une anse protégée des courants ou des vents. Les goëlands et les canards s’y regroupent quotidiennement, surtout les jours où la tempête souffle. Au-dessus de moi, les branches des arbres sont bien dégarnies mais l’ombre n’est pas bien utile en cette saison. Lorsque le soleil se lève, pile dans ma ligne de mire, ma journée commence. Je suis un banc, un banc bavard et raconteur. C’était hier, avant-hier ou peut-être avant.
J’ai d’abord accueilli une coureuse. On aurait pu dire qu’elle était du dimanche tant elle était lente mais accordons-lui au moins le mérite d’essayer. En revanche, malgré la fraîcheur de l’air, mazette, quelle odeur ! L’effort avait transpercé les couches de vêtements et, alors qu’elle reprenait son souffle, je défaillais sous les effluves de sueur. Lorsqu’elle est partie, elle a laissé, sur mon assise en bois verni, l’empreinte moite de son postérieur. J’en frissonnais de dégoût mais heureusement, une petite averse, tout aussi soudaine qu’imprévue, m’en a débarrassé. Je suis un banc certes mais bien à cheval sur l’hygiène. C’est normal, je suis suisse.
Après son départ, j’ai retrouvé des habitués mais ceux-là, je ne les aime pas : aucun respect ! Ils s’assoient, à deux ou trois, sur mon dossier, leurs pieds crasseux sur le siège et ils écoutent de la musique sur leur téléphone. Très fort, trop fort, même pour un banc, dur de la feuille comme moi. Et puis, pour couronner le tout, ils fument, des herbes particulièrement nauséabondes. Comme rien ne m’est épargné, ils laissent en plus leurs mégots au sol, une vraie honte ! Une atteinte à la réputation suisse de propreté irréprochable des espaces ouverts. Ça m’en écaillerait presque le vernis d’énervement !
Ensuite, une fois les puants enfin parti, cette dame est arrivée avec sa poussette. Elle a sorti l’enfant de son véhicule personnel, l’a confortablement assis sur moi. Le petit était bien couvert à cause du froid. Un bonnet à pompons, une combinaison intégrale et une écharpe. Malgré tout ça, il avait quand même le nez et les mains toutes rouges à cause du vent. C’était visiblement l’heure du goûter et la maman a sorti un biscuit de son sac. L’enfant s’en est saisi, a mâchouillé, bavé, émietté puis finalement écrasé son goûter sur moi, perdant ainsi toute possibilité de se sustenter. Déçu, il s’est mis à pleurer, à beugler, à brailler puis a refusé la proposition d’un nouveau gâteau. Attitude bien peu logique si vous voulez mon avis de banc. L’hystérie gagnant l’enfant, la mère l’a éloigné vers l’aire de jeux toute proche. J’ai retrouvé ma tranquillité mais niveau miettes, c’était la catastrophe, j’en étais recouvert. Heureusement, les canards et les cygnes sont venus me faire un brin de toilette en venant terminer leur repas. Eux aussi ont laissé quelques traces, peu appétissantes, de leur passage mais, bon, on ne peut pas tout avoir !
Eux, je les vois presque tous les jours, plutôt au moment où le soleil amorce sa descente dans le ciel. Ils ont tous deux les cheveux blancs, très blancs. Elle a les cheveux courts et une grosse doudoune qui a l’air d’avoir vécu. Lui a une belle paire de baskets. Ils se tiennent par la main, je les trouve tellement attendrissants. En général, ils passent sans s’arrêter mais parfois prennent le temps de la contemplation. Aujourd’hui ils m’ont simplement contourné et, en repartant, elle a ronchonné car les fientes des oiseaux, non repérées par le monsieur, avaient fini sous la semelle des si propres chaussures de sport. Pour une fois que ce sont les animaux sauvages qui se vengent des cochonneries humaines, ça m’a bien gondolé les planches de rire.
Lorsque la lumière commence à baisser, c’est l’heure des chiens et des petits sacs rouges, ceux que les maîtres portent pour ramasser les ignominies canines. Ces petits sacs, on en trouve partout, accrochés aux poubelles pour pallier un éventuel oubli même si parfois certains les ignorent avec dédain. Un petit roquet est passé avec sa maîtresse. « Maurice ! » l’a-t-elle appelé. Est-ce vraiment un nom de chien, ça ? Il a flairé d’un air affairé autour de moi. Oh que je n’aime pas ce genre d’attitude qui présage toujours d’atteintes physiques à ma personne. Et paf, ça n’a pas raté, je me suis fait arroser d’un jet, certes modeste, mais bien peu ragoutant en provenance du toutou. Si je pouvais bouger, je lui aurai bien expliqué les choses de la vie à coup de fer forgé à ce maudit clébard. Ils sont partis, insouciants de leur méfait, m’abandonnant désormais humide et odorant. Vivement la rosée nettoyante !
Enfin, la pénombre, les passants se font toujours rares et la ville passe au ralenti. Un jeune garçon est passé près de moi en vélo, signalé par ses loupiotes. Le casque était vissé sur la tête, un affreux gilet orange réfléchissant soulignait la silhouette. La police de la mode n’était pas passée par là mais la sécurité était respectée. Il portait sur son dos une raquette, il devait revenir du sport mais n’était visiblement pas pressé de rentrer. Il a zigzagué un peu sur la route dégagée, s’est arrêté pour regarder les lumières qui clignotaient au loin. Finalement, il est reparti, me laissant à la nuit sombre et aux étoiles qui apparaissaient entre les nuages. Je me suis endormi, bercé par le clapotis de l’eau, oublieux de mes rencontres en attendant demain, un autre jour.